LETTRE DE M. J-J. ROUSSEAU,
A M. DE VOLTAIRE.
10 septembre 1755.
(6)C’est à moi, monsieur, de vous remercier à tous égards. En vous offrant l’ébauche de mes tristes rêveries, je n ai point cru vous faire un présent digne de vous, mais m’acquitter d’un devoir, et vous rendre un hommage que nous vous devons tous, comme à notre chef. Sensible d’ailleurs à l’honneur que vous faites à ma patrie, je partage la reconnaissance de mes concitoyens, et j’espère qu’elle ne fera qu’augmenter encore, lorsqu’ils auront profité des instructions que vous pouvez leur donner. Embellissez l’asile que vous avez choisi, éclairez un peuple digne de vos leçons et vous qui savez si bien peindre les vertus et la liberté, apprenez-nous à les chérir dans nos moeurs comme dans vos écrits. Tout ce qui vous approche doit apprendre de vous le chemin de la gloire et de l’immortalité.
Vous voyez que je n’aspire pas à nous rétablir dans notre bêtise quoique je regrette beaucoup pour ma part le peu que j’en ai perdu. A votre égard, monsieur, ce retour serait un miracle si grand, qu’il n’appartient qu’à Dieu de le faire; et si pernicieux, qu’il n’appartient qu’au diable de le vouloir. Ne tentez donc pas de retomber à quatre pates; personne au monde n’y réussirait moins que vous. Vous nous redressez trop bien sur nos deux pieds, pour cesser de vous tenir sur les vôtres. Je conviens de toutes les disgrâces qui poursuivent les hommes célèbres dans la littérature; je conviens même de tous les maux attachés à l’humanité, qui paraissent indépendants de nos vaines connaissances; les hommes ont ouvert sur eux-mêmes tant de sources de misères que quand le hasard en détourne quelqu’une, ils n’en sont guère plus heureux. D’ailleurs il y a dans le progrès des choses, des liaisons cachées que le vulgaire n’aperçoit pas, mais qui n’échapperont point à l’oeil du philosophe quand il y voudra réfléchir.
Ce n’est ni Térence, ni Cicéron, ni Virgile, ni Sénèque, ni Tacite qui ont produit les crimes des Romains et les malheurs de Rome. Mais sans le poison lent et secret qui corrompait insensiblement le plus vigoureux gouvernement dont l’histoire ait fait mention, Cicéron, ni Lucrèce, ni Salluste, ni tous les autres, n’eussent point existé, ou n’eussent point écrit. Le siècle aimable de Lélius et de Térence amenait de loin le siècle brillant d’Auguste et d’Horace, et enfin les siècles horribles de Sénèque et de Néron, de Tacite et de Domitien. Le goût des sciences et des arts naît chez un peuple d’un vice intérieur qu’il augmente bientôt a son tour; et s’il est vrai que tous les progrès humains sont pernicieux à l’espèce, ceux de l’esprit et des connaissances qui augmentent notre orgueil et multiplient nos égarements, accélèrent bientôt nos malheurs. Mais il vient un temps où elles sont nécessaires pour l’empêcher d’augmenter: c’est le fer qu’il faut laisser dans la plaie, de peur que le blessé n’expire en l’arrachant.
Quant à moi, si j’avais suivi ma première vocation, et que je n’eusse ni lu, ni écrit, j’en aurais été sans doute plus heureux. Cependant si les lettres étaient maintenant anéanties, je serais privé de l’unique plaisir qui me reste. C’est dans leur sein que je me console de tous mes maux; c’est parmi leurs illustres enfants que je goûte les douceurs de l’amitié, que j’apprends à jouir de la vie et à mépriser la mort. Je leur dois le peu que je suis, je leur dois même l’honneur d’être connu de vous. Mais consultons l’intérêt dans nos affaires, et la vérité dans nos écrits: quoiqu’il faille des philosophes, des historiens, et de vrais savants pour éclairer le monde et conduire ses aveugles habitants, si le sage Memnon m’a dit vrai, je ne connais rien de si fou qu’un peuple de sages. Convenez-en, monsieur; s’il est bon que de grands génies instruisent les hommes, il faut que le vulgaire reçoive leurs instructions. Si chacun se mêle d’en donner, où seront ceux qui les voudront recevoir? Les boiteux, dit Montaigne, sont mal propres aux exercices du corps, et aux exercices de l’esprit les âmes boiteuses. Mais en ce siècle savant on ne voit que boiteux vouloir apprendre à marcher aux autres.
Le peuple reçoit les écrits des sages pour les juger, et non pour s’instruire. Jamais on ne vit tant de Dandins; le théâtre en fourmille, les cafés retentissent de leurs sentences, les quais regorgent de leurs écrits, et j’en tends critiquer l’Orphelin, parce qu’on l’applaudit, à tel grimaud si peu capable d’en voir les défauts qu’à peine en sent-il les beautés.
Recherchons la première source de tous les désordres de la société, nous trouverons que tous les maux des hommes leur viennent plus de l’erreur que de l’ignorance, et que ce que nous ne savons point nous nuit beaucoup moins que ce que nous croyons savoir. Or, quel plus sûr moyen de courir d’erreurs en erreurs que la fureur de savoir tout? si l’on n’eût pas prétendu savoir que la terre ne tournait pas, on n’eût point puni Galilée pour avoir dit qu’elle tournait; si les seuls philosophes en eussent réclamé le titre, l’Encyclopédie n’eût point eu de persécuteurs; si cent mirmidons n’aspiraient point à la gloire, vous jouiriez paisiblement de la vôtre, ou du moins vous n’auriez que des adversaires dignes de vous. Ne soyez donc point surpris de sentir quelques épines inséparables des fleurs qui couronnent les grands talents. Les injures de vos ennemis sont les cortèges de votre gloire, comme les acclamations satiriques étaient ceux dont on accablait les triomphateurs. C’est l’empressement que le public a pour tous vos écrits qui produit les vols dont vous vous plaignez; mais les falsifications n’y sont pas faciles, car ni le fer ni le plomb ne s’allient avec l’or.
Permettez-moi de vous le dire par l’intérêt que je prends à votre repos et à notre instruction: méprisez de vaines clameurs par lesquelles on cherche moins à vous faire du mal qu’à vous détourner de bien faire. Plus on vous critiquera, plus vous devez vous faire admirer. Un bon livre est une terrible réponse à de mauvaises injures. Eh! qui oserait vous attribuer des écrits que vous n’aurez point faits, tant que vous ne continuerez qu’à en faire d’inimitables? Je suis sensible à votre invitation; et si cet hiver me laisse en état d’aller au printemps habiter ma patrie, j’y profiterai de vos bontés. Mais j’aime encore mieux boire de l’eau de votre fontaine que du lait de vos vaches; et quant aux herbes de votre verger, je crains bien de n’y trouver que le lotos qui n’est que la pâture des bêtes, ou le moli qui empêche les hommes de le devenir.
Je suis de tout mon coeur, avec respect, etc.
J.-J. Rousseau, citoyen de Genève.
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