Montaigne: La Glose et L’Essai – CONCLUSION – ANDRÉ TOURNON

ANDRÉ  TOURNON
«CONCLUSION»
In Montaigne: La Glose et L’Essai

Fonte : Presses Universitaires de Lyon, 1983

 

 

Une philosophie sans doctrine. Tout pourrait se résumer en cette formule aberrante, aussi étrangère à la tradition humaniste qu’aux nou­velles formes de savoir qui lui succèdent à la fin du XVIe siècle (1). Ce n’est pas que Montaigne ait renié ses dettes, ou refusé d’accueillir et de divulguer l’héritage des Anciens; il cite trop souvent ceux qu’il appelle «ses regens et ses maistres» (II, 10, p. 410), et avec trop de vénération, pour qu’on puisse lui attribuer une pareille légèreté. 11 ne se borne pas non plus à jouer avec les mots et les idées : à chaque instant, il juge, vérifie ou ré­fute, et exprime de fermes convictions. Seulement, il refuse les modèles didactiques selon lesquels se transmettent ou se rénovent les connaissances. Ses procédés de lecture ont des effets dissolvants : il allègue et examine des «opinions», mieltes d’ouvrages dont jamais n’est donné un aperçu synoptique (2); il «tries ce qu’il en pourra mettre à profit, quitte à négliger ou à altérer le sens originel des sentences utilisées. Ses procédés d’exposition ne fixent pas en traits définitifs une nouvelle figure, en effectuant une synthèse analogue à celle des Politica de Juste Lipse, aussi cohérents que les œuvres d’où sont extraits leurs matériaux; tout agencement est provisoire, toute formule est sujette à réinterprétation. Dans les Essais se réitèrent sans cesse les gestes préparatoires du rhapsode, remaniements, transferts et combinai­sons instables, intermédiaires entre la simple répétition qui laisserait intac­tes les données traditionnelles et le remembrement raisonné qui, au terme de la transformation, se présenterait également comme un produit achevé. On trouve dans ce livre une pensée en travail; il faut remonter à ses sources, ou prolonger et coordonner tant bien que mal ses résultats parcellai­res, pour la constituer en système. Ces opérations, laissées à l’initiative du critique, sont sans doute légitimes; mais elles ne correspondent qu’à l’une des deux tendances perceptibles dans le texte — celle qui résume et fige en aphorismes, par instants, le progrès des investigations. La tendance opposée, par laquelle ces mêmes aphorisrnes sont remis en question ou exploités en divers sens, n’est pas moins efficace : principe de mobilité et d’innovation, elle anime la confrontation de Montaigne avec la culture humaniste, ou avec la part de lui-même qui en reste tributaire.

De ce fait, les Essais renouvellent la pratique du commentaire, à la­quelle ils empruntent leurs formes : ils interrogent plus qu’il n’expliquent. Us se déploient dans la frange d’incertitude que les gloses font apparaître autour des énoncés les mieux définis, lois, dogmes ou maximes, dès qu’elles s’affranchissent des routines de l’École. Montaigne sait par expérience que toutes les élucidations font surgir de nouveaux problèmes, ombres portées de leurs éclairages obliques, «à divers lustres». Il sait aussi que la saisie di­recte des mots et des choses dans leur simplicité première est l’acte le plus difficile qui soit : «Ordinairement je trouve à doubter en ce que le commen­taire n’a daigné toucher. Je bronche plus volontiers en pays plat» (III, 13, p. 1067). Ici des chausse-trapes, là un labyrinthe; et toujours «route par ail­leurs». Les belles évidences égrenées par les auteurs de «leçons» permet­taient d’oublier ces risques inhérents à toute exégèse, de se retrouver tou­jours en terrain connu, jalonné à l’avance par les maximes et les exemples des catalogues. Montaigne ne s’abstient pas d’y recourir, mais il modifie leur fonction. Traitant «chaque matière (…) non selon elle, mais selon soy» (I, 50, p. 302), usant et abusant en pleine conscience de sa liberté d’inter­prétation, il ne respecte pas la règle d’un jeu dont il soupçonne les fraudes : «Ces pastissages de lieux communs, dequoy tant de gens mesnagent leur estude, ne servent guère qu’à subjects communs» (111, 12, p. 1056); son effort s’exerce en sens contraire, à transformer ces enseignements tout prêts en simples matériaux pour des réflexions imprévisibles, dont les produits seront soumis au même traitement.

Ainsi se justifie le refus moqueur opposé au lecteur avide de s’ins­truire : «Qui sera en cherche de science, si la peschc où elle se loge : il n’est rien dequoy je face moins de profession.» (II, 10, p. ‘107). Il n’y a rien à apprendre, en effet, aucune leçon magistrale, aucun secret du monde ou de l’homme que dévoilerait la méditation parvenue enfin à son but. L’es­sentiel de l’Humanisme se reconnaît en ces pages, mais privé de ses garan­ties et détourné de ses fins, humbles — inventaire et vérification des legs du passé – ou ambitieuses — découverte d’une sagesse universelle. Ce lettré lit sans thésauriser — «jamais pour le quest» (111, 5, p.829) — et écrit sans prétendre traiter «d’aucune science que de celle de l’inscience» (III, 12, p. 1057); disciple rétif et professeur incompétent, il n’enregistre les connais­sances acquises que pour en mesurer la fluidité et l’insuffisance : ce para­doxe de la zé té tique pyrrhonienne exprime exactement ses rapports avec la culture de son époque. Ce n’est pas une abdication, puisque l’œuvre se prolonge et se ramifie d’année en année — «viresque acquirit eundo» — mul­tipliant ses relations avec le savoir de tous les temps qu’elle interroge et critique. Ce n’est pas non plus une hésitation provisoire, avant la découverte d’une «méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences»: Montaigne ne s’est pas laissé intimider par le malin génie du doute, mais il ne l’a pas non plus exorcisé, comme devait le faire Descartes; il l’a apprivoisé, et reste à l’écoute de son murmure ironique. Il y trouve un stimu­lant : si tout progrès dans les investigations, rectifiant une ancienne erreur, est pour lui un rappel de son «ignorance», inversement celle-ci. est une inci­tation permanente à prolonger en tous sens des parcours d’autant plus libres que les repères se brouillent et que le terme recule à l’infini : «Qui ne voit que j’ay pris une route par laquelle, sans cesse et sans travail, j’iray autant qu’il y aura d’ancre et de papier au monde ?» (111, 9, p. 945).

Le danger, dans ces conditions, est d’errer au hasard. L’autonomie in­tellectuelle aurait pour contrepartie 1’«extravagance», et tout pourrait se ré­soudre en un bavardage stérile. Montaigne ne l’ignore pas. En insistant à tout propos sur les vagabondages de son esprit, en revendiquant le droit de parler «casuellement et témérairement» (II, 10, p. 409), il mesure ce risque, et l’accepte. Il peut bien déclarer que l’esprit a besoin d’«orbieres pour tenir sa veuë subjecte et contrainte devant ses pas» (II, 12, p. 559), et qu’«en l’étude, comme au reste, il luy faut compter et régler ses marches, il luy faut tailler par art les limites de sa chasse» (ibid.), — ces concessions ne sauraient infirmer le témoignage de ses propres écrits. Au contraire, elles interdisent d’imputer l’irrégularité de ceux-ci à la nonchalance d’un amateur inconscient du sens de son entreprise : si Montaigne, tout en appréciant ainsi les inconvénients d’une pensée indisciplinée, a décidé de les assumer, c’est que l’enjeu était pour lui d’une importance majeure. «On nous a tant assubjectis aux cordes que nous n’avons plus de franches allures. Notre vigueur et liberté est esteinte» (I, 26, p. 51) : il s’agit de retrouver cette liberté, à tout prix; de se détourner, non des apports du passé — on ne parle pas «tout fin seul» (3) — mais des procédés de lecture et d’exploitation qui en codifient le bon usage, et prescrivent discrètement les leçons qu’il convient d’en tirer (4). Même si Ton s’arrête aux anomalies de la composition des Essais, à l’éparpillement de leurh propos, sans chercher la logique qui les régit, on doit y reconnaître l’effet d’un choix délibéré, à peine voilé par des excuses souvent semblables à des défis. Ces caprices du texte sont l’effet d’une hétérodoxie qui s’attaque à l’amiature même de "la pensée doctorale.

Dès le début du XVIIe siècle il s’est trouvé des lecteurs pour l’observer (5); et plus tard Malebranche, conséquent en ses partis-pris, reproche successivement à Montaigne de n’avoir «point de principes sur lesquels il fonde la déduction de ses raisonnements (…) point d’ordre pour faire les déductions de ses principes» (Recherche de la vérité, II, iii, 5), d’entasser seulement des contes et des apophtegmes, et de méconnaître les acquis les plus sûrs de la métaphysique, telle l’immortalité de l’âme… Naguères, d’éminents historiens des idées ne lui accordaient encore qu’une place infime dans leurs traités sur la Renaissance : F. Copleston, dans les quelque quatre cents pages qu’il consacre à cette période, expédie en trente lignes «le célèbre Michel de Montaigne» (6); et Ernst Bloch, dans un ouvrage moins volumineux, se borne à mentionner en quatre lignes son -(scepticisme de bonne compagnie» (7). à propos de Francis Bacon. On ne peut les soupçonner d’ignorer les Essais; mais, faute de pouvoir leur assigner un lieu dans le tableau où se disposent de siècle en siècle sous leur regard classificateur les théories des philosophes, Us sont amenés à les reléguer dans les limbes des doctrines avortées, ou trop mal conformées pour survivre.
Plus instructifs encore que ces mesures de proscription sont les efforts d’assimilation. Charron, qui se crut peut-être sincèrement l’héritier de la pensée de Montaigne aussi bien que de ses armoiries, copie inlassablement les phrases de son maître sans paraître jamais en deviner l’esprit. En les disposant selon \e plan de son argumentation, en les combinant, parfois en dépit de leur sens (8), avec celles de Du Vair, Bodin et Juste Lipse, il ne se borne pas à les assujettir à des visées édifiantes, quitte à neutraliser ce qui risque de perturber la leçon de morale (9). H en méconnaît la nature : il les traite comme un ensemble d’assertions descriptives et normatives, discours impersonnel de la Sagesse que chacun pourra répéter gravement à soi-même et à autrui. Disparaît alors le travail de la réflexion, exégèse, critique et retour sur soi, par lequel s’effectuait l’essai) restent seulement son «thème» et ses résultats provisoires, sous forme de sentences; et ce qui était matière à méditation devient précepte ou constat, pour assurer le confort de l’esprit.

Aussi Charron a-t-il transformé le «Que sçay-je ?» en «Je ne sçay» (10), confondant la recherche pynhonienne avec un scepticisme inerte, docile à toutes les injonctions. Cette méprise sur la formule centrale de la philosophie à laquelle il croit adhérer résume le malentendu, et l’explique. Pour lui, malgré son aveu d’ignorance, tout est doctrine : il s’agit de transmettre une somme de maximes tirées «des meilleurs auteurs qui ont tractée cette matière morale et politique» – c’est la part de la tradition humaniste; de la soumet­tre à une classification méthodique – c’est la part de l’École, et déjà dey taxinomies de l’âge classique; d’en faire un manuel où l’on trouvera pour toute passion un remède, pour toute conduite une règle – c’est la part de la pratique. Là où Montaigne exposait des problèmes et des choix personnels, son disciple zélé, avec les mêmes phrases énoncées différemment (11), déplacées et contaminées, présente des solutions : «Le premier (livre) est tout en la connaissance de soy et de l’humaine condition (…) Le second contient (…) les règles générales et principales de sagesse. Le tiers contient les règles et instructions particulières de sagesse, et ce par l’ordre et le discours des quatre vertus cardinales.» (12). Et le tout est une morale enseignée ex cathedra.

Cette refonte avait-elle pour principal but de corriger les opinions suspectes entrevues dans les Essais ? Ce n’est pas sûr. On sait que dès sa parution le traité de Charron a été la cible des dévots; même après les remaniements de l’édition de 1604 (13), il est mis à l’Index; et vingt ans plus tard le Père Garasse crie encore au scandale. Les excès de cette polémique sont évidents; il faut bien admettre cependant que l’ouvrage censure lui donnait lieu, puisque, inversement, les adeptes du «libertinage érudit» l’ont apprécié et utilisé à des fins certainement irréligieuses. Charron n’a peut-être pas cherché à rendre la pensée de Montaigne plus chrétienne qu’elle n’était; il l’a plutôt réduite à ce que l’on pourrait appeler une orthodoxie épistémologique, qui détermine la forme des propositions, des discours et des préceptes, quel qu’en soit le contenu, pour en faire l’expression d’une vérité inscrite dans le réel, par Dieu ou par la Nature, intelligible dès qu’elle est déployée en théorèmes, et garantie par l’autorité des maîtres du passé et du présent, une fois que leurs dissensions accidentelles ont été résolues ou éludées par le savoir-faire du compilateur. Le titre qu’il a choisi n’est pas trompeur : son livre enseigne la Sagesse.

Celui de Montaigne, écrivait Mademoiselle de Gournay, «désenseigne la sottise» (14); c’est le néologisme qu’il faut retenir, détaché du complé­ment qui en restreint l’application. En ces pages, les philosophes se contre­disent, Dieu est inconnaissable, et la Nature, énigmatique; tout doit s’inven­ter, sans axiomes ni postulats, dans les tâtonnements de la recherche. Et pourtant il faut penser juste, et maîtriser la tendance à errer : pertinence et lucidité sont de règle. Faute de repères externes, la méditation devra donc se contrôler de l’intérieur, surprendre ses propres déviations à leur origine, me­surer ses écarts, évaluer exactement ses risques de divagation. Cette vigilance nécessaire se traduit dans le texte pai les fréquents replis de la parole sur elle-même, les critiques, bilans et exégèses incorporées, qui éclairent et em­brouillent à la fois, élucident les propos en brisant sans cesse leur conti­nuité.

Et voici le paradoxe des Essais : s’ils se présentent sous la forme d’une «rhapsodie» irrégulière, et méritent le reproche de désordre que leur ont adressé les lecteurs soucieux de la rigueur des démonstrations, c’est préci­sément en raison de la logique requise par leur projet philosophique. Car les structures de commentaire perturbent le discours, l’empêchent de se déployer uniformément en ensemble d’assertions péremptoires; mais elles inscrivent dans le texte le travail réflexif par lequel la pensée se contrôle en s’énonçant, se « règle», selon le terme employé par Montaigne, et assure sa visée. L’essai du jugement, seule garantie de sa rectitude, ne s’effectue qu’au prix de la dislocation de ses arrêts, et de leur remise en cause.

Ces anomalies méthodiques ont un autre effet, non moins aberrant par rapport aux routines des traités. Elles dévoilent tout ce qui fait diffi­culté : les multiples sens des énoncés, leurs contradictions, la fragilité de leurs présupposés; bref, ce que les exposés conçus selon un plan didactique tendent à masquer ou à éluder, pour sauvegarder leur cohérence. Ce sont là autant de problèmes sur lesquels Montaigne s’attarde, au contraire, jus­qu’à les faire parfois passer au premier plan, soit en développant les virtualités concurrentes de son «thème», soit en insistant sur les questions préalables autant et  plus que sur le sujet abordé. M ne néglige pas celui-ci; mais il ne j’estime pas «tenu d’en faire bon, ny de (s’) y tenir (lui)-même, sans varier quand il (lui) plaint, et (s)e rendre au doubte et incertitude, et à (s)a maitresse forme, qui est l’ignorance» (1, 50, p. 302). Là encore, la dispersion apparente ou réelle est gage de lucidité.

Par ces caractères, l’essai, comme la zététique dont il accomplit le projet, s’oppose à tout discours et à tout système; et Montaigne situe lui-même son œuvre en marge des philosophies codifiées. Il les interroge, les somme de produire leurs titres, de soumettre leurs postulats à la critique : «il est bien aysé, sur des fondemans avouez, de bastir de qu’on veut (…) nos maistres préoccupent et gagnent avant main autant de lieu en nostre créance qu’il leur en faut pour conclure après ce qu’ils veulent» (II, 12, p. 540). Quant à lui, il s’oblige à procéder à cet examen, sans se leurrer sur ses résultats : dans le domaine qu’ii a choisi – l’éthique – aucune formule ne peut lui donner une base sûre, qui le dispenserait de recommencer indéfiniment l’épreuve.

Assujetti à ces exigences insolites, son Livre ne ressemble à aucun au­tre; et, faute de pouvoir y retrouver les normes des écrits doctrinaux, on est enclin à exagérer la part du hasard dans son élaboration, en appliquant à la conduite des investigations ce qui vaut pour le choix de leurs sujets, à la composition interne des chapitres ce qui vaut pour leur juxtaposition. Faut-il accuser «l’indiligent lecteur» (III, 9, p. 994). ou encore «les sçavans à qui touche la juridiction livresque» (II, 17, p. 657), obnubilés par les modèles qui sont ici refusés ? Us auraient le droit de rétorquer des reproches. Montaigne, il est vrai, a multiplié les indices, comme on a pu le voir; il «nous met en présence de son «code» et nous aide en nous le rendant intelligible», selon la remarque de H.H. Ehrlich (15); cependant ces renseignements sont épars, et souvent indirects : pour quelques pages où sont revendiqués les mérites de l’ordre et de la pertinence, combien d’autres se bornent à exclure les artifices qui en tiennent lieu dans les ouvrages d’école ! Et surtout, la théorie de Vessai n’est définie nulle part de façon systématique. Cela n’a rien de surprenant — il s’agit, en fait, d’une pratique, aussi difficile à réduire en fonnule que la conception pyrrhonienne du doute, dont elle dérive — mais la tâche du lecteur en devient plus malaisée, et les explications, plus aventu­reuses. Il n’en faut pas plus, peut-être, pour autoriser les critiques anciens à faire grief à l’auteur de sa désinvolture, et les modernes à l’admirer pour le même motif.

Pourtant une figure exhibée avec insistance tient lieu de cette théorie impossible. C’est celle du «projet de se peindre», révélatrice pourvu que l’on consente à prendre Montaigne au mot, et à appliquer à l’ensemble de son livre ce qu’il déclare dans l’avis Au Lecteur- et, avant et après 1580, dans de multiples remarques incidentes.

Que signifie en effet cet avis ? S’il fallait le prendre en un sens restreint, comme l’annonce d’un autoportrait, il serait inexact, comme le fait observer P. Villey (16). Quelque extension que Ton donne à un tel programme, en y incluant non seulement les descriptions directes, mais aussi les procédés détournés pai lesquels l’auteur cherche à se connaître et à se représenter, il reste bien en deçà de ce qui est effectivement proposé : brassage d’idées et d’exemples, jugements sur l’histoire, la société, les hommes et les événe­ments contemporains ou passés, presque tout, dans les Essais, dépasse les limites d’une introspection ordonnée à une fin purement «domestique et privée» : les récents travaux de G. Nakam (17), entre autres, l’ont trop bien montré pour qu’il soit encore nécessaire d’insister sur ce point. Mais pour que soit vérifié malgré cela l’avertissement initial, il suffit de le mettre en rapport avec la structure du texte, et avec le mode d’énonciation qu’elle définit. Si Montaigne, dans l’essai, renonce aux garanties du savoir et à l’autorité qu’elles lui conféreraient, si pour «régler» ses opinions il ne se référé pas à des principes établis, mais au contrôle réflexif qu’il exerce sur sa pensée, tout ce qu’il peut dire et écrire a pour unique caution son jugement individuel. Le sens et l’objet des propos peuvent alors n’avoir aucun lien avec la vie privée ou publique de l’auteur : tenant de lui seul leur validité, ils renvoient toujours à lui, sujet attestant discrètement sa présence par ses inter­ventions secondes — les commentaires inscrits dans le texte. Lorsqu’il est question de te Ligue, des conquistadors, des aberrations des lois et des croyan­ces, Montaigne juge, et ne songe pas à «se peindre»; mais ses réprobations s’expriment à titre personnel; reste toujours en filigrane, non pas «le moi», mais : Je soussigné, Michel de Montaigne…

Selon cette perspective, les informations qui ont trait à son identi­té – le «portrait» proprement dit – ont pour principale fonction de rap­peler que tout ce que l’on peut lire en ces pages a pour support cet être con­tingent : un certain gentilhomme périgourdin, déjà âgé, de médiocre taille et de santé déclinante, amateur de lectures, de conversations, de galante­ries et de voyages, etc.. Non l’Auteur, dépositaire d’un savoir qui se divul­guerait par sa plume, mais le personnage concret que connaissent ses «pa-rens et amis», avec ses humeurs, ses convictions, ses incertitudes et ses rétrac­tations. Cela est évident, sans doute, et vrai de n’importe quel écrivain; l’originalité de Montaigne est d’avoir incorporé à son livre ces traits indivi­duels, détails anodins qui le représentent sous l’aspect d’un homme «de la commune sorte» (II, 17, p. 665), de manière à porter atteinte, de lui-même, à l’autorité des écrits qu’il offre au public.

Peut-être y a-t-il trop bien réussi : depuis toujours, des lecteurs curieux de psychologie et de particularités biographiques se sont efforcés de saisir exclusivement «l’homme» qui transparaît dans l’œuvre. Dès 1584, La Croix du Maine allait jusqu’à affirmer : «Ce livre ne contient autre chose qu’une ample déclaration de la vie dudit sieur de Montagne, et chacun chapitre con­tient une partie d’icelle» (18), laissant à d’autres le soin de préciser, par exemple, à quelle «partie» de cette vie pouvait se rapporter le chapitre De trois bonnes femmes; et même si le mot qu’il citait à l’appui de son opinion (19) était controuvé, des formules analogues ne manqueraient pas, dans les Essais, pour justifier cette lecture. Elle reste partielle, cependant, et aboutit à une erreur symétrique de celle de Charron qui ne retenait, lui, que les sentences; elle tend à effacer l’essentiel : le rapport établi entre la personne singulière et les jugements, maximes et méditations dont se compose le livre.Et faute de saisir la fonction du «portrait», on en vient à se méprendre sur le sens de certains détails; à soupçonner, par exemple, une sorte d’affec­tation ou de coquetterie d’écrivain dans l’acharnement de Montaigne à dé­précier son intelligence, à insister sur ses incompétences, sur sa futilité, sur son esprit «tardif et mousse» (II, 17, p. 651), sur son manque de mémoire… Le choix même de ces défauts vingt fois rappelés révèle pourtant leur signi­fication : qui s’en accuse se dénie le prestige des maîtres, philosophes ou ora­teurs, dont la supériorité intellectuelle accrédite les propos. Ces traits carica­turaux complètent le dispositif d’autocritique mis en place dans le texte; et leur exagération manifeste tout autre chose qu’une fausse modestie : la vo­lonté non moins explicite de faire comprendre au lecteur que celui qui s’adresse à lui n’est pas un sage, encore moins un savant, et n’a aucun titre à lui imposer ses idées du moment. Ce qui implique que la description de soi est subordonnée aux exigences logiques de la philosophie de l’essai. Car s’il s’agissait seulement, ou surtout, de se représenter objectivement, ces dépré­ciations seraient mensongères et mériteraient les reproches de Baudier et de Malebranche (20); elles deviennent signes d’une vérité supérieure à toute exactitude documentaire, lorsqu’on y a reconnu un rappel indirect de la précarité du savoir enregistré dans le livre, et des opinions qui s’y expriment.
Inachèvement, dislocation des propos, recours perpétuel au commen­taire, insistance sur les traits individuels : ces caractères des Essais sont donc coordonnés, comme autant de stratégies différentes d’un «pyrrhonisme» par lequel prend forme lisible la loyauté intellectuelle. «C’est icy un livre de bonne foy, lecteur…» En refusant d’enseigner, et en détournant de son livre le disciple admiratif qui en attendrait des instructions – «Je n’y ay eu nulle considération de ton service, ny de ma gloire» – Montaigne s’oppose au di­dactisme dans lequel s’enlise la Renaissance; mais s’il renouvelle ainsi la tradition libératrice des sceptiques, il en modifie le sens. Car au lieu de se cantonner dans le silence, les maximes évasives ou le soliloque, il publie ses «fantasies», et ses premiers mots s’adressent directement «au lecteur». Il peut bien, après cela, conseiller à celui-ci de se désintéresser de l’ouvrage et de la singulière «matière» qu’il y trouvera — «ce n’est pas raison que tu em­ployés ton loisir en un subject si frivole et si vain. A Dieu donq» — il suffit que soit écrit ce préambule ironique pour que s’annule la dissuasion, en vertu d’une logique de paradoxe que l’on reconnaft sans peine. Le livre doit être lu, et pas seulement par les «parens et amis» comme un mémorial de famille : «Je veus qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordi­naire…», exigence qui sera réaffirmée plus tard avec une passion croissante – «Je suit affamé de me faire connoistre» (111, S, p. 847). «Je reviendrais volontiers de l’autre monde pour démentir celuy qui me formeroit autre que je n’estois»  (III, 9, p. 983). Sous la forme d’un refus violent de toute mé­prise, élogieuse ou contemptrice, s’exprime ici une volonté plus profonde que le simple désir de faire coincider le simulacre présenté à autrui et l’être saisi ou constitué par la réflexion (21). L’enjeu dépasse le motif individuel : ce rapport avec le lecteur est le lieu d’un nouveau type de vérité, à la fois requis et méconnu par la critique pyrrhonienne de la connaissance. L’ensem­ble de jugements, de choix, de questions et de résolutions dans lequel Mon­taigne inscrit ce qu’il «était» ne peut être authentifié que par l’assentiment des lecteurs qu’il conçoit à son image, disposés à accepter son témoignage, justement parce que celui-ci s’avoue dénué de garanties doctrinales toujours frauduleuses. Tel est le sens d’une remarque qui fait écho, bien plus tard, à l’avis Au lecteur. Répondant à la question désabusée «Et puis, pour qui escrivez-vous ?», Montaigne écarte «les sçavans» qui «ne connoissent autre prix que de la doctrine» (22), et les «ames communes», incapables de voir «la grâce et le pois d’un discours hautain et deslié»; il élit pour public le petit nombre des «ames réglées et fortes d’elles mesmes», qui se sont donné pour seule règle leur réflexion lucide, pour seul appui leur propre conscience. Leur regard fera surgir de son livre une vérité à la mesure de l’homme : celle de la parole donnée et des convictions dans lesquelles communient des esprits libres. (23)

Pour que fût possible cette conception de la philosophie, il fallait que s’évanouissent les mirages qui avaient brillé à l’aube de la Renaissance; que la Bibliothèque universelle perdit son prestige de sanctuaire de toute vérité, qui risquait de faire d’elle un réceptacle de lettres mortes, Thésaurus à inspecter avec recueillement et nostalgie. Il fallait aussi que la profanation n’eût pas pour corollaire l’institution d’un nouveau dogmatisme non moins impérieux que celui qu’il supplantait. La fin du XVIe siècle est ce moment d’hésitation où la pensée humaniste, perdant ses repères dans les convulsions d’un monde en crise, s’interroge sur elle-même et découvre sa fragilité (24). Cette épreuve pouvait ne conduire qu’à un constat d’échec; dans l’œuvre de Montaigne, elle donne lieu à un dépassement, et mène au delà du rationalisme ultérieur. Prescience miniculeusc ? l’intéressé aurait jugé ridicule une telle conclusion, et à bon droit. Dans ses «poursuites sans terme», il a procédé à la façon du Socrate qu’il avait recréé à son image en lui ôtant «ses eestases et ses demo-neries» (III, 13, p. 1115) pour lui faire prononcer des «discours en rang et en naifveté bien plus arrière et plus bas que les opinions communes» (III, 12, p. 1054). Il a refusé de s’attacher aux certitudes illusoires de la «science» et des idées reçues, mais ne leur a pas substitué d’autres mythes: il s’est abstenu de conférer aux réflexions qu’il exposait une autorité usur­pée. Parvenu ainsi au point critique où la pensée, éprouvant sa propre con­tingence, ne peut plus se formuler directement, il a dû recourir au paradoxe, à l’ironie, aux détours aberrants de l’expression littéraire, et inventer ainsi le «nouveau langage» d’une nouvelle vérité, «Là loge l’extrême degré de perfection et de difficulté»; mais pour définir cette entreprise, i] suffit de prendre à la lettre, et sans aucune restriction, les premiers mots des Essais : «C’est icy un livre de bonne foy…».

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